Voilà un mot dont on use et abuse. Ici, on nous propose une "politique de civilisation" dont le contenu, pour l'instant, n'est pas commode à discerner. Là, on crie au "choc des civilisations"
à propos de la moindre controverse. Au même moment, d'autres
concoctent, pour conjurer l'affrontement, une hypothétique et
incantatoire "alliance des civilisations". Emerson, en 1911,
trouvait déjà ce vocable bien vague. Il s'est émoussé depuis son
invention, somme toute assez récente, au XVIIIe siècle. Alors qu'avant on parlait de "civilité", d'adoucissement des moeurs ou d'urbanité l'époque des Lumières, en forgeant le mot "civilisation",
a voulu dire plus : processus en évolution constante, amélioration
régulière des conditions de vie, progrès combinant accroissement des
connaissances et perfectionnement moral. "La" civilisation se disait
encore au singulier. C'était un idéal universel pour sortir du chaos,
lequel se dénommait "barbarie". Désormais, on parle au pluriel,
ce qui change tout. "Les civilisations" - pratiquement synonyme de
"cultures" - désignent les façons de vivre et de penser des groupes
humains - coutumes, croyances, alimentation, habitat, langue, arts, etc.
Ces unités jugées distinctes, égales en dignité comme en complexité,
finissent par être perçues comme des sortes d'individus. Un caractère
leur est attribué, et même des intentions, et une volonté. Du coup, la
question de leurs relations a fini par envahir les imaginations. Pour
le pire comme pour le meilleur.Le pire consiste à se demander, avec une croissante niaiserie, si l'on doit craindre
"choc" ou espérer
"alliance". Cette idée du choc, déjà présente chez Corbin ou Braudel, a connu une nouvelle naissance en 1993 avec
Samuel Huntington.
Il en est resté, dans l'imaginaire collectif, l'épouvantail constitué
par le cauchemar d'un affrontement bloc contre bloc, porteur d'une
logique de guerre et d'un horizon sombre. Pour contrebalancer ces
images,
José Luis Zapatero, en 2004, après les attentats de Madrid, brandit l'étendard d'une
"alliance des civilisations".
Si l'expression n'est pas des mieux choisies (on fait généralement
alliance contre des ennemis), les intentions, reprises par un programme
de l'ONU, sont généreuses : la paix plutôt que la guerre, la
coopération et le respect plutôt que le conflit et la haine. Qui donc
serait contre ?Mais qui, par ailleurs, oserait prétendre qu'il y
ait là un effort pour penser la réalité ? Le fait est : tant qu'on
adhère à cette opposition (soit le choc, soit l'alliance), on ne pense
rien. Parce qu'on se trouve ramené au niveau élémentaire de l'affect,
qui réduit tout à des formulations simplistes :
"Les autres, tu les aimes ou tu les détestes ?"Toute analyse s'évanouit. Restent des attitudes basiques : rejet contre
accueil, hostilité contre attention. Ne demeurent aussi que des
prédictions -
"la guerre viendra", "la paix se fera" - qui sont
exposées, les unes comme les autres, à devenir des "prophéties
autoréalisatrices" : en annonçant la guerre on la provoque, en
projetant la paix on la bâtit.Degré zéro de la réflexion,
répétons-le. Comment ne pas remarquer, en effet, que les civilisations,
en tout cas toutes les grandes que l'histoire permet de connaître, sont
d'abord en conflit avec... elles-mêmes ! Où donc a-t-on vu des sociétés
durablement sereines, lisses, unifiées, pacifiées ? Chocs internes,
conflits intestins, déchirures multiples, n'est-ce pas leur lot
habituel ? Surtout, comment ne pas voir qu'il n'y eut jamais, dans
l'histoire, choc sans alliance ni alliance sans choc ? Les deux ne
s'excluent pas nullement. Ils ne cessent, au contraire, de s'imbriquer.Que
l'on songe, par exemple, à ce que fut Alexandrie durant l'Antiquité. La
coexistence et les échanges multiples entre héritiers de Platon,
penseurs juifs, premiers chrétiens, parfois brahmanes venus de l'Inde,
n'empêchent nullement qu'éclatent, à intervalles réguliers, des
échauffourées qui laissent sur le sol quelques centaines de morts. Puis
les échanges reprennent, jusqu'aux violences suivantes. Continûment,
les grands carrefours d'échanges et de dialogues entre civilisations se
sont constitués au sein des luttes. Ainsi l'admirable centre de
traductions du sanskrit vers le chinois où s'illustre, au IV
esiècle de notre ère, le moine bouddhiste érudit Kumârajîva a-t-il pour
arrière-plan rapts, saccages et violences. Les sept siècles de longue
histoire d'Al-Andalûs, où se firent évidemment des rencontres
capitales, sont tout sauf un long fleuve tranquille ! Musulmans, juifs,
chrétiens y font tour à tour et la philosophie et la guerre. Conflits
internes et violences sans nombre accompagnent là aussi l'élaboration
des traductions, des commentaires et des traités.Admettons-le :
entre des cultures différentes, lorsqu'elles se rencontrent, surgissent
aussi bien de la guerre que du métissage, de l'affrontement que des
transferts, des bouffées de violence plutôt que des dialogues.
Finalement, l'histoire ne donne pas d'exemple de lutte à mort qui ne
s'accompagne d'une proximité, ni de fraternité vivante sans quelques
cadavres à l'arrière-plan. Ce singulier entrelacs de chocs et
d'alliances est certes déconcertant. Difficile à comprendre, rebelle
aux explications toutes faites, qu'elles soient bardées de savoir,
d'idéologie ou, cas le plus fâcheux, des deux à la fois. Rêver de
guerre pure ou de paix sans nuages est certes plus simple. Plus tentant
aussi. Mais c'est exactement le genre de tentations auquel il convient
de résister. Du moins si l'on veut s'arrimer à la réalité.
Article paru dans l'édition du 16.05.08.
Source le Monde