Internet signifie-t-il la fin du livre, du vrai, en papier? Et dans ces conditions, le sujet lui-même n'en est-il pas métamorphosé? Ce sont les questions soulevées par ce texte de Chtistian Dubuis-Santini.
Entre l'écran et l'écrit, contrairement aux propos lénifiants tenus çà et là, il y a quelque chose qui ne va pas de soi. Un antagonisme masqué.
La prolifération des images dans nos sociétés postmodernes interconnectées laisse le plus souvent sans voix, le registre de la parole (opposé au comment taire(s) et autres bavardages) se trouvant réduit à la portion congrue dans le meilleur des cas. Or un livre digne de ce nom — c'est à dire considéré autrement qu'un produit culturel — n'est-il pas depuis son origine une parole écrite noir sur blanc?
La multiplication des écrans, consultés le plus souvent sur un mode oraculaire, n'est pas sans nous rappeler que dans le roman Eumeswil d'Ernst Jünger, Internet y fut anticipé et préfiguré par le mot luminar. Or la lecture effectuée sur un écran, avec une lumière directe, c'est à dire la source lumineuse qui vient frapper directement l'œil, ne peut produire la même perception sensible que la lecture s'opérant avec une lumière incidente, réfléchie, comme dans le cas d'un livre ouvert dans de bonnes conditions d'éclairage, avec la lumière qui se réfracte d'abord sur la page pour venir vers l'œil.
Un écran, par sa diffusion de lumière, a plus à voir avec le ciel qu'avec la terre. Et on ne regarde pas le ciel comme on regarde la terre, on regarde le ciel de manière furtive si l'on veut connaître le temps qu'il fait, on regarde le ciel pour deviner demain, en s'attardant sur la forme et le mouvement des nuages, ou lorsque la nuit est tombée, on regarde le ciel en laissant ses yeux vagabonder sur l'infini étoilé, la lumière filtrant par des milliers de piqûres d'aiguille dont la voûte céleste semble avoir été percée…
C'est ainsi que l'œil s'est habitué depuis des milliers d'années à lire les signes venus du ciel. Dans l'ambiance éthérée des prophéties possibles, dans l'espoir et l'attente de futures révélations. Mais de cet espace d'où vient la lumière, rien de bien vivant en vérité. En tout cas pas la même impression de vie qui peut se dégager d'un paysage, un tableau réussi, un visage, une fleur ou… la double-page d'un livre composé dans les règles de l'art et superbement imprimé. Alors, avec l'évolution des pratiques d'une lecture de plus en plus précoce à la faveur d'écrans rétro-éclairés, peut-on lire les mêmes textes lorsqu'on lit les mêmes textes? Peut-on réellement lire les mêmes mots avec la même rigueur, le même appétit, la même passion que la lumière soit ou non réfléchie? Du point de vue de la méditation, de la pensée, de l'imagination, peut-on espérer les mêmes effets, les mêmes bénéfices de lecture?
Ces questions ont-elles encore un sens si, à l'idée même de texte, de tessiture, s'est définitivement substituée celle de l'hypertexte et d'autres habitudes de lecture? Dans ces nouvelles conditions de lecture, comment la métamorphose du sujet — déterminé par son rapport au langage — ne serait-il pas le nouveau défi que le politique aurait à relever (se relevant ainsi d'un même mouvement)?
Et comment pourrait-il accepter la hauteur de cet enjeu, le politique, sans son ressourcement raisonné à l'approche philosophique du sujet politique — et les logiques paradoxales qui l'animent — depuis les Grecs, de Descartes à Marx, en passant par Kant et Hegel, sans oublier les avancées de la psychanalyse freudo-lacanienne qui en est issue, et dont Slavoj Žižek et Alain Badiou sont les théoriciens actuels ?
Et comment ne serions-nous pas, nous simples citoyens, en droit de l'attendre, cette nouvelle révolution du sujet politique, précisément de la part d'une gauche digne de ce nom, une gauche autre que cette filiale bien-pensante de la société du spectacle permanent, avec ses vedettes éculées de Royal à Besancenot? Existe-t-il encore une gauche intelligente, cultivée et responsable, assumant pleinement son rôle historique, courageuse au point de s'élever contre l'oraculaire, irrationnelle et fantasmatique consultation des sondages d'opinion, dont le mensonge avéré, récurrent et ridicule n'est que la grimace du mensonge constitutif au sujet lui-même, un sujet aujourd'hui encore quasi-unanimement inquestionné quand il n'est pas refoulé ou nié?
Dimanche 22 Mars 2009 -Mariane2