La chronique d'Alexandre Jollien, philosophe
La chronique d'Alexandre Jollien, philosophe
Souvent, je me réveille en me lançant le défi de ne pas me mettre en
colère. Inutile de dire que je tiens à grand-peine jusqu'à midi.
Il suffit qu'un coup de téléphone m'ait arraché à une lecture pourtant
peu essentielle ou que mon ordinateur m'ait résisté, et voilà que la
colère a commencé son oeuvre. Les philosophes ont discuté de la
question : cette colère, faut-il la canaliser ou l'éradiquer purement
et simplement ?
Sénèque opte pour
la seconde solution (1). Je ne sais si son radicalisme est pertinent.
Cependant, en affirmant qu'une sagesse exempte de colère n'est pas un
signe de mollesse, il livre de beaux outils pour ne pas se laisser
entraîner. Grâce à lui, je peux poser ce diagnostic : la colère est
réactive (« Ce ne devrait pas être comme ça ! », « C'est injuste ! »).
En somme, c'est le sentiment d'avoir subi un affront qui nous irrite.
Le stoïcien nous invite donc à travailler notre « seuil de tolérance »,
pour le dire avec les mots de la psychologie moderne. Loin de fuir le
réel, il s'agit, au contraire, de le scruter avec lucidité : «
Qu'est-ce qui m'énerve ? », « Pourquoi me mets-je dans un tel état ? »
C'est le merismos que pratiquait Marc Aurèle, c'est-à-dire la division.
Considérant ce qu'est l'objet de ma colère, le disséquant, je me rends
compte qu'il est inutile de s'agiter. Sénèque m'invite aussi à prendre
conscience de mes propres réalités. Moi aussi, je commets des actions
qui attristent, qui chagrinent, qui agacent autrui. Avec le philosophe,
je me dis à propos de chaque acte qui me blesse : « Moi aussi, j'ai
fait ça. »
Dans la tradition
bouddhiste, il y a la même intuition. On nous propose de méditer une
inquiétante réalité : chaque vie, quelle qu'elle soit, involontairement
ou non, nuit aux autres. En effet, j'ai beau être parfaitement bien
disposé, il m'arrive de blesser sans le vouloir. Loin de me
culpabiliser ou de m'assombrir, cet exercice m'aide à prendre deux
antidotes contre la colère : la patience et la tolérance. Je suis
patient envers l'autre et je tolère qu'il ne soit pas comme je le
voudrais parce que je sais qu'il doit, lui aussi, m'accueillir tel que
je suis. Ainsi, le fait que mes gestes puissent faire du mal me
décentre et m'invite à plus d'humilité. En chacun de nous, comme dit
Sénèque, « bat un coeur de roi », qui prend conscience de la réalité et
de ses contrariétés. Ainsi, je puis commencer joyeusement la journée
dans un monde que je sais imparfait, et cultiver la patience en portant
un regard bienveillant sur mes compagnons de route.