Au Maroc, pour le roi comme pour le Marocain lambda, la réouverture des frontières terrestres avec l’Algérie est devenue presque une « cause nationale ». « En réitérant son attachement à l’ouverture des frontières entre deux peuples frères, le Maroc est loin d’en banaliser l’objectif et de le réduire à quelque avantage étriqué ou à un intérêt exclusif », déclarait Mohammed VI en janvier dernier à Doha. A Alger, on prend la mesure du temps, en privilégiant une approche globale des relations entre les deux Etats. « La réouverture des frontières du côté algérien n’est pas exclue, mais elle n’a pas, pour nous, un caractère d’urgence », affirmait le ministre de l’Intérieur, Noureddine Yazid Zerhouni, en mars 2008. Dans quel registre faut-il ranger la demande de Sa Majesté le roi ? Est-ce l’expression de réels besoins économiques, ou serait-ce une manœuvre diplomatique ? « La proposition marocaine s’apparente à un piège », écrit Mustapha Séhimi dans Maroc Hebdo.
Une « proposition » qui a le mérite, selon lui, de révéler « qui du Maroc ou de l’Algérie veut la paix, la détente et la coopération, et qui s’y oppose objectivement par ses paroles et ses actes » 14 ans après la fermeture des frontières, l’heure est aux regrets et aux surenchères. « Oujda, une ville fantôme », écrit la journaliste Loubna Bernichi (Maroc Hebdo, mars 2008). « Les Algériens déboursaient près d’un milliard de dollars par an au Maroc alors que les touristes marocains étaient quasi-absents en Algérie. Les habitants d’Oujda avaient beau les accuser de manquer de civisme et d’augmenter le taux de la criminalité dans la ville, mais personne ne crachait sur leurs billets verts. Aujourd’hui, les regrets sont d’autant plus grands que cette frontière fermée officiellement est plus que jamais imperméable. Toutes sortes de produits y transitent. Du carburant aux médicaments en passant par les produits alimentaires.
Le tout made in Algérie. » Comme beaucoup d’autres villes de l’Oriental marocain, Oujda a payé le prix fort de la décision du roi d’imposer le visa d’entrée aux Algériens à la suite de l’attentat terroriste de l’hôtel Atlas Asni de Marrakech en 1994. 70% de l’économie de l’Oriental proviennent des activités de la contrebande, estimaient les experts marocains. Le trabendo transfrontalier (commerce informel) rapportait l’équivalent de 6 milliards de dirhams par an. La perte se chiffre aussi en termes d’emplois. Une étude de la Chambre de commerce et d’industrie réalisée en 2004 estime la perte d’emplois à 32 400, contre à peine 6 000 créés par l’activité illicite. Le taux de chômage varie dans cette région entre 25 et 30 %. Mais les pertes ne se conjuguent pas qu’en marocain. Les circuits de la contrebande brassent annuellement, selon Boucebha Rabah, SG de l’Union maghrébine des employeurs (UME) entre 1,7 et 2 milliards de dollars. « C’est de la folie », commente Boualem M’rakeche, président de la Confédération du patronat algérien (CAP). Il estime à « plusieurs centaines de millions de dollars » le chiffre d’affaires de la contrebande algéro-marocaine. Des sommes colossales qui sont soustraites chaque année aux Trésors des deux pays respectifs. Un phénomène qui ne profite, d’après M’rakeche, « ni aux Algériens ni aux Marocains ». La contrebande et le trafic de drogue en provenance du Maroc sont régulièrement invoqués par les autorités algériennes pour justifier du maintien du statut quo aux frontières.
A la radio Chaîne III, Noureddine Yazid Zerhouni déclare que l’Algérie « n’est pas pressée de rouvrir les frontières, car nous évaluons l’ampleur des dommages qu’engendrerait une décision comme celle-là, notamment le phénomène de la contrebande ». « Je ne dis pas que l’ouverture des frontières va accentuer le phénomène, mais il ne contribuera pas à son apaisement de toute manière ». En matière de trafic de drogue, principalement de la résine de cannabis, les saisies opérées par la Gendarmerie nationale, illustrent l’explosion du phénomène. 45 t de drogues ont été saisies, début 2009. 20 t de saisies rien que pour le mois d’avril et ce n’est là que la partie émergée de l’iceberg. Si la contrebande et le trafic de stupéfiants battent tous les records, il n’en est pas de même pour les échanges commerciaux réguliers entre les deux pays. Echanges certes insignifiants par rapport aux potentialités existantes et au volume brassé par la contrebande, mais néanmoins en constante progression. Entre 2001 et 2005, ces échanges sont passés de 263 millions de dollars à 406 millions de dollars, soit une augmentation annuelle de 18%. Le Maroc exporte pour un peu plus de 50 millions de dollars de marchandises vers notre pays, alors qu’il en importe pour une facture qui était de 355 millions de dollars en 2005, essentiellement des hydrocarbures. D’après les chiffres fournis par la Chambre du commerce et d’industrie, l’Algérie a exporté en 2007 pour 603 millions de dollars (495 millions de dollars de combustibles) et a importé pour l’équivalent de 65,80 millions de dollars. En 2008, nous avons exporté pour 711 millions de dollars (654 millions de dollars de combustibles) et nous avons importé pour 86,62 millions de dollars.
La frontière…un obstacle ?La frontière est-elle l’obstacle à l’accroissement des échanges ? « Pas du tout », répond Brahim Benjaber, président de la Chambre de commerce et d’industrie. Il existe d’« autres voies, dont les plus importantes actuellement, sont les voies maritimes » qu’il faudrait, à ses dires, optimiser. Faut-il rouvrir les frontières pour booster les échanges économiques et commerciaux ? « Je ne suis pas habilité à me prononcer sur cette question », tranche Benjaber. La réouverture des frontières, sujet tabou ? Dans les questions relatives aux affaires maghrébines existent, selon Boualem M’Rakeche des « interdits ». Même pour un opérateur économique, il est « interdit de faire quoi que ce soit dans le Maghreb » sans l’assentiment officiel. Il raconte à ce titre tout le mal qu’il a eu à préparer, quatre ans durant, le premier forum des hommes d’affaires maghrébins qui s’est tenu les 10 et 11 mai derniers à Alger. Un forum organisé par la UME et qui a drainé quelque 700 businessmen maghrébins.
Les considérations « extra économiques » pèseraient de tout leur poids sur l’avenir de la construction maghrébine. « Je ne dis pas que la réouverture des frontières n’est pas nécessaire. Elle est de toute façon inéluctable. Je dis qu’il faudrait poser le problème des frontières dans un cadre approprié. Mais avant, il faudrait penser à rééquilibrer nos échanges et à construire des projets fédérateurs. Nous sommes pour une démarche graduelle, centrée, qui va dans le sens de l’équilibre en matière d’échanges. » Les frontières ne doivent pas constituer un « facteur de blocage, ni être le point nodal de nos actions ». Les « projets fédérateurs sont la clé de l’intégration économique », souligne Boucebha Rabah. L’UME a identifié, lors de son dernier forum, une trentaine de secteurs où la coopération maghrébine peut se mettre en place. Dans les secteurs de l’énergie, la pêche, le tourisme, le BTPH, le textile, etc. Boucebha espère que bientôt des consortiums maghrébins verront ainsi le jour. « Pour rentabiliser les grands projets étatiques, il est impératif, dit-il, de s’ouvrir sur les voisins. »
A l’issue de ce forum, le patronat maghrébin a obtenu du secrétariat général de l’Union du Maghreb arabe la garantie de mettre à sa disposition les 39 accords de l’UMA, dont 19 concernant les échanges et le volet économique. Une victoire pour les opérateurs économiques de la région. Faute d’une union politique, les opérateurs économiques maghrébins tentent de construire le « Maghreb des affaires ». Un « Maghreb économique » qui s’affranchit petit à petit des pesanteurs politiques officielles et qui fait du développement économique un vecteur de l’émancipation des peuples de la région. M. Az.
Par Mohand Aziri