Djamila Bouhired à Bouteflika : Je vous demande de ne plus nous humiler Aujourd’hui,
Djamila Bouhired est amoindrie, et, devant la négligence frisant le
mépris dont elle fait l’objet de la part de l’Algérie d’en haut, elle a
résolu de sortir de sa réserve pour dire basta à l’humiliation des
moudjahidine, les vrais. Dans un contexte où les martyrs et les
glorieux résistants de la Guerre de Libération nationale sont traînés
dans la boue dans la foulée de la guerre des mots entre Alger et Le
Caire et la campagne médiatique acharnée lancée par certains médias et
politicards égyptiens contre la nation algérienne, le coup de gueule de
Djamila Bouhired résonne comme une mise au point lourde de sens. Mais
là où le bât blesse, c’est que la légendaire moudjahida ne s’adresse
pas à l’Egypte officielle ni aux Egyptiens fanatiques (qui ont été
jusqu’à accabler ceux qui ont salué son combat dans un film éternel),
mais son message s’adresse avant tout à l’Etat algérien, le président
Bouteflika en tête, et au peuple algérien de façon générale, ce même
peuple pour lequel elle était prête à donner sa vie, elle, la miraculée
de la Bataille d’Alger et des griffes de Massu et Bigeard. Dans deux
lettres manuscrites datées du 9 décembre dernier, Djamila Bouhired
interpelle donc vigoureusement le locataire d’El Mouradia et l’opinion
publique algérienne.
Les déboires d’une grande dameDans
sa lettre ouverte au chef de l’Etat, elle use d’une formule aussi
cinglante qu’émouvante : « A Monsieur le Président d’une Algérie que
j’ai voulue indépendante. » Et d’évoquer sa situation sociale avec
franchise et dignité, en déplorant sans ménagement le sort réservé à
des personnalités historiques d’un tel rang : « Mon épicier, mon
boucher, ma supérette, pourront témoigner des crédits qu’ils
m’accordent », écrit-elle, avant de souligner : « Il ne m’est jamais
venu à l’esprit de compléter mes revenus par des apports frauduleux
qui, malheureusement, sont très fréquents dans mon pays. » Une allusion
on ne peut plus claire à la corruption à grande échelle qui gangrène le
système. La lettre bouleversante de Djamila Bouhired vient ainsi battre
en brèche un préjugé fort tenace selon lequel « la famille
révolutionnaire se sucre sans vergogne » et que les militants
indépendantistes n’hésitent pas à monnayer au prix fort leurs
sacrifices d’hier. « Je sais que certains moudjahidine et moudjahidate
sont dans la même situation », voire, ajoute-t-elle, « dans une
situation plus critique », s’indigne la grande moudjahida. Des « frères
et sœurs » insiste-t-elle, dont l’intégrité est au dessus de tout
soupçon. Et de conclure sa lettre en martelant : « Je vous demanderais
de ne plus nous humilier et de revaloriser notre dérisoire pension de
guerre afin de vivre dans un minimum de dignité le peu de temps qui
nous reste à vivre. »
« Je suis Djamila Bouhired, condamnée à mort en 1957 » Dans
le second document, Djamila Bouhired prend à témoin le peuple algérien.
« Aujourd’hui, je me vois dans l’obligation de faire appel à vous »,
écrit-elle à l’attention de ceux qu’elle désigne affectueusement par
ses « chers frères et sœurs algériens ». Faisant preuve d’une humilité
qui n’a d’égale que sa colère, elle se présente comme l’aurait fait
Madame Tout-le-monde : « Permettez-moi tout d’abord de me présenter. Je
suis Djamila Bouhired, condamnée à mort en 1957 par le tribunal
militaire d’Alger. » Et vlan ! Mais la vaillante moudjahida ne
s’étalera pas davantage sur ses hauts faits de guerre. Elle évoquera
plutôt son état de santé critique qui nécessite des interventions
chirurgicales lourdes, dit-elle, et une prise en charge fort onéreuse.
Mme Bouhired nous apprend au passage que c’est de l’étranger, et
précisément de certains émirats du Golfe, qu’elle a reçu une offre de
prise en charge, offre qu’elle a dignement déclinée pour d’évidentes
considérations de « nif ». A l’Etat algérien maintenant de jouer… Nous
le disions, Djamila Bouhired s’est fait très laconique et très discrète
sur son fulgurant parcours militant. Il faut dire qu’elle n’avait guère
besoin de se présenter. Djamila Bouhired rejoint le FLN alors qu’elle
est étudiante. Elle intègre vite la Zone autonome d’Alger où elle
devient officier de liaison aux côtés de Yacef Saâdi dont elle est
l’assistante en pleine Bataille d’Alger. En avril 1957, elle est
blessée et arrêtée. Incarcérée à la prison de Maison Carrée (El
Harrach), elle sera torturée et condamnée à mort pour attentats à la
bombe. S’ensuit une vaste campagne d’indignation menée par son futur
mari, un certain… Jacques Vergès, ainsi que George Arnaud qui publient
aux éditions de Minuit un manifeste tonitruant : Pour Djamila Bouhired.
La jeune combattante acquiert dès lors un statut particulier et devient
le symbole de toutes les femmes résistantes de l’Algérie insurgée. Si
bien qu’en 1958, elle se verra immortalisée dans un film éponyme :
Djamilah, signé Youcef Chahine, avec Magda Sabbahi dans le rôle-titre.
Djamila Bouhired ne sera libérée qu’en 1962. Après l’indépendance, elle
se distinguera par sa discrétion, loin des cercles officiels et de tous
les lieux de pouvoir. Aujourd’hui, cette héroïne hors pair mène une
autre lutte, cette fois contre la maladie. L’Algérie tout entière doit
s’élever pour lui témoigner sa reconnaissance et son amour...
Par
Mustapha BenfodilA Monsieur le Président d’une Algérie que j’ai voulue indépendanteMonsieur,
Je
me permets d’attirer votre attention sur ma situation critique. Ma
retraite et la petite pension de guerre que je perçois ne me permettent
pas de vivre convenablement. D’ailleurs, mon épicier, mon boucher, ma
supérette pourront témoigner des crédits qu’ils m’accordent. Il ne
m’est jamais venu à l’esprit de compléter mes revenus par des apports
frauduleux qui, malheureusement, sont très fréquents dans mon pays. Je
sais que certains authentiques moudjahidine et moudjahidate sont dans
la même situation, probablement plus critique. Je n’ai pas la
prétention de les représenter ici, mais au poste où vous êtes, vous ne
pouvez ni ne voulez connaître leur dénuement. Ces frères et soeurs,
dont l’intégrité est connue, n’ont bénéficié d’aucun avantage. La somme
qui leur serait allouée ne pourrait dépasser les honoraires généreux
attribués aux députés et sénateurs, ainsi qu’à vous-même et à tous les
alimentaires qui vous entourent. Ainsi, je vous demanderais de ne plus
nous humilier et de revaloriser notre dérisoire pension de guerre afin
de vivre dans un minimum de dignité le peu de temps qui nous reste à
vivre. Avec mes sentiment patriotiques.
Djamila Bouhired Le 9 décembre 2009LE MATIN