«Mon voyage dans la nouvelle Europe»
François Hauter
Les différentes étapes du voyage passeront par Tallin, Riga, Vilnius,
Varsovie, Berlin, Budapest, Austerlitz, Bucarest, Sofia et Ljubljana.
Vingt ans après la chute du mur de Berlin, François Hauter, grand reporter au Figar», a visité les pays de l'ancien bloc soviétique. Une série de dix épisodes pendant deux semaines. En Asie, j'exaspère mes amis en évoquant les Asiatiques. « Nous sommes
chinois, japonais, coréens, pas des Asiatiques !» affirment-ils. Le
sentiment d'être cousins, sur un même continent, leur est étranger.
Jamais leurs rois ou empereurs n'ont contracté d'alliances avec leurs
pairs de nations voisines, c'est inimaginable. Cette distance
infranchissable entre Tokyo et Pékin, Séoul et Bangkok est une
curiosité pour les Européens, tant leurs familles dynastiques se sont
mélangées au cours de l'histoire. L'entremêlement semble inscrit dans
nos gênes. Nous l'avons redécouvert depuis peu. «Hier est arrivé
si vite», dit Paul McCartney. «Hier», pour ma génération, ce sont les
années 1960, avec, comme image pieuse, Charles de Gaulle et Konrad
Adenauer côte à côte dans la cathédrale de Reims. La course aux
armements faisait rage. C'était un siècle où se bousculaient les
tyrans. Après Hitler et Staline, ni Mao ni Pol Pot n'avaient encore
donné la pleine mesure de leur cruauté. Le projet positif, exaltant,
d'une Europe marchant de concert vers l'union, la prospérité durable,
la paix, était devenu nôtre. Cette Europe serait notre «miracle». Elle
enterrerait définitivement des nationalismes qui nous avaient menés au
cataclysme. Les parents s'acharnaient sur leurs enfants, il leur
fallait apprendre l'allemand. Même si, de temps en temps, un adulte
lâchait encore : «Ah, ces boches !»
Il y avait beaucoup à oublier Chacun comprenait que la civilisation européenne avait été soufflée par
la tenace hostilité franco-germanique. Il fallait réinventer les États,
puisque ceux de la guerre avaient été lâches ou abominables. Il y avait
beaucoup à oublier, car l'on était revenu, avec ces guerres totales, à
la sauvagerie du Moyen Âge. Ce n'était pas le fait des Mongols ou des
Huns, ni des Tartares ou des Vikings. Mais celui d'Européens sortis des
universités de Heidelberg, de Göttingen et d'Augsbourg, les petits-fils
de Humboldt, Goethe et Schiller. Notre siècle avait souillé celui des
Lumières. L'espoir mis dans l'Europe se mesurait à cette calamité. Puisque
l'on repartait de zéro, on s'est naturellement calé sur la géographie
de l'Europe primitive. Ce n'est pas un hasard si la première carte de
l'Union, celle des six pays fondateurs, épousait presque les frontières
de celle de Charlemagne. Quelques esprits éclairés avaient compris que
les populations européennes d'après-guerre étaient tellement
traumatisées qu'il fallait les rassurer. L'on avait donc partout fondé
la reconstruction de l'Europe sur des programmes sociaux généreux afin
que l'angoisse ne fabriquât plus de dictateurs. L'ambition était
grande. Aux dernières nouvelles, nous sommes aujourd'hui vingt-sept
pays rassemblés dans l'Union. Un demi-milliard d'humains pour un PNB
presque aussi lourd que ceux de la Chine et des États-Unis réunis. Nous
sommes les Européens. Curieuse histoire. Longtemps, on ne nous a
raconté qu'une version. Nous avons appris à vivre avec les Allemands,
les Italiens, les Hollandais, les Danois, les Finlandais. Même avec les
Britanniques auxquels l'Europe continentale doit tant, mais qui se
cachent derrière les États-Unis pour masquer qu'ils ont, eux aussi,
perdu leur empire. Mais de «l'autre Europe», celle du milieu,
transformée en une cour de prison par Staline et ses successeurs, de
cette histoire-là, nous ne nous étions pas souciés. Il y avait Berlin,
l'avant-poste clinquant de notre confort, en face d'un monde gris
foncé. Cette autre partie du continent était lointaine. En
juillet 1989, alors correspondant du Figaro à Washington,
j'accompagnais, avec deux cents autres reporters, George Bush père à
Budapest, Varsovie et Gdansk. Dans la capitale hongroise, sur la place
Vörösmarty, un homme s'était avancé vers le président américain. Il lui
a donné une planchette en sapin, avec un fil de fer barbelé cloué
dessus. C'était le premier morceau du rideau de fer qui venait d'être
découpé dans la nuit, à la frontière entre la Hongrie et l'Autriche.
Vingt mille personnes, la nuit précédente, s'étaient engouffrées dans
la brèche, vers «l'Ouest». Toujours dans ce journal, Jean d'Ormesson
s'interrogeait à chaud : «Et si 1989 était l'année la plus importante
du siècle ?» Soudain, la géographie prenait sa revanche sur l'histoire.
L'Europe se recollait, se retrouvait. On vient d'en fêter les
vingt ans. Et, pourtant, la cohésion reste à trouver. Sauf peut-être
dans le football, le cadre familier de notre vie quotidienne demeure
l'État. C'est lui qui dispense l'enseignement, verse les pensions, fait
la guerre et impose la paix à l'intérieur, lève les impôts et rend la
justice. L'État garde le monopole de la légitimité. À Vesoul ou à Brno,
quel citoyen s'imagine participer activement à l'Europe ? L'Europe,
dans la vie de tous les jours, est une chose insignifiante.
Un nœud gordien de nations Alors que faire pour susciter l'intérêt du lecteur pour l'Europe ? «Il entre
dans la politesse d'un voyageur de se donner un but en voyageant»,
écrit Stendhal dans son Journal. J'en ai fait ma devise. À la rédaction
du Figaro a surgi l'idée de partir découvrir ces «cousins de l'Est» que
nous connaissons si mal. D'aller à la rencontre de ces onze pays
passionnants. Personnellement, je n'y ai ni repères ni souvenirs. Sinon
ceux de messieurs délicieusement civilisés, élégants et morts depuis
longtemps, de princes hongrois ou roumains réfugiés dans des maisons
amies à l'Ouest. Tous parlaient six ou sept langues couramment. Leur
délicatesse était extrême, leur humour cruel, et leur mélancolie
arrogante. Émanations de communautés emmêlées et cosmopolites, d'avant
Hitler et Staline. Un monde englouti. Donc je vais plonger dans
l'inconnu. Observer des sociétés d'une complication extrême. Un nœud
gordien où des nations catholiques et slaves (Pologne, Tchéquie,
Slovaquie, Slovénie) côtoient des pays orthodoxes et slaves (Bulgarie),
d'autres catholiques et non slaves (Hongrie, Lituanie, Lettonie et
Estonie), voire des orthodoxes non slaves (Roumanie). Mais je décide de
ne pas me laisser décourager par ces terribles obstacles. D'abord, cap
sur le nord. Là où il n'y a pas de nuit, ou bien pas de jour. Vers la
Baltique, vers la mer d'Ambre. Vers Tallin, capitale de l'Estonie. Un
pays de forêts et de vasières noires, de marécages où toutes les
révolutions ont été englouties.
LE FIGARO