Chronique du jour : ICI MIEUX QUE LA-BAS
Kateb Yaicne, le poète comme un footballeur
Par Arezki Metref
20e anniversaire du décès de
Kateb Yacine. Mort jeune, à peine 60 ans, il aurait eu aujourd’hui 80
ans et sa légendaire colère ne serait pas éteinte. Tout au contraire,
l’effacement des repères l’aurait décuplée. Kateb Yacine s’est battu sa
vie durant pour la nation algérienne, de la plus belle manière qui
soit, au travers de la femme. Il était intransigeant dans la défense de
l’Algérie, celle des simples gens, des zaoualia, des zoufria. Il
identifiait cette nation en lutte pour sauvegarder son souffle et son
âme à leurs combats.
A sa mort en 1989, un imam alors bien en cour
dans les palais du pouvoir d’Alger et de Riyad, Cheikh El Ghazali, pour
ne pas le citer, avait osé proférer à la télévision algérienne que
Kateb Yacine ne méritait pas d’être enterré en terre d’Algérie.
L’énormité n’a été rendue possible qu’avec, au bas mot, la complaisance
coupable du pouvoir de Chadli qui accepta sans moufter qu’un imam hors
champ vienne excommunier de sa patrie un écrivain de génie qui, sa vie
durant, avait œuvré à porter l’idée et l’image de cette patrie et de
cette nation au plus haut niveau de la sophistication intellectuelle et
artistique. Kateb Yacine, le révolté, le rebelle, le poète irascible,
l’honnêteté faite écrivain, celui qui a symbolisé des années durant
cette Algérie en lutte qui «n’en finissait pas de venir au monde», se
fit en quelque sorte interdire de séjour par un imam égyptien
grassement rétribué pour délivrer des exclusions à l’encontre
d’Algériens qui portaient ce pays et son histoire dans leur chair et
leur mémoire. Le sermon d’El Ghazali est une tache noire dans
l’histoire du pouvoir politique qui l’avait sollicité et qui avait
accepté sans broncher une parole aussi insultante à l’égard de l’un des
meilleurs enfants de cette terre. C’est aussi une sorte de souillure
pour la télévision algérienne qui en lui ouvrant ses studios avait
permis à cette parole d’être diffusée. Le temps est passé depuis. Du
sang a coulé sous les ponts. El Ghazali l’insulteur de Kateb Yacine n’a
pas laissé de souvenir exaltant dans la mémoire. Si, peut-être ! Sa
trace est dans le malheur contre lequel ses épigones du cru ont
fracassé le pays. Kateb Yacine demeure, lui, et demeurera, comme un de
ces repères qui manquent de plus en plus cruellement à notre jeunesse.
Son œuvre littéraire, sa pratique théâtrale, ses positions sur divers
fronts de la vie culturelle, politique et des idées est une leçon
permanente d’amour pour l’Algérie des pauvres, des exploités, des
marginalisés, et un bel exemple d’implication du citoyen et de
l’artiste dans la vie de la cité. Comment ne pas avouer sa fierté
d’appartenir au même pays que Kateb Yacine ? Comment ne pas se
glorifier de son histoire douloureuse et exaltante, élevée au rang de
mythe grâce à une œuvre littéraire reconnue dans le monde entier. On ne
peut s’empêcher de penser à lui après ce match Egypte-Algérie qui a
permis indirectement de soulever un débat inattendu sur l’algérianité.
Non pas, ce qui serait une absurde association d’idées, du fait qu’El
Ghazali l’excommunicateur soit Egyptien mais plutôt parce que Kateb
Yacine, jeune déjà, est allé à la recherche de la nation algérienne.
Lui qui venait d’un milieu populaire arabophone a très vite compris que
l’arabisme et l’islamisme, ensemble ou séparément, non seulement ne
rendaient pas compte de la complexité de la construction nationale de
l’Algérie, mais pouvaient même, subvertis, pervertis politiquement, s’y
opposer. Dans son style radical, Kateb Yacine a toujours clamé
qu’aucune appartenance n’impliquait la soumission ou la servitude.
Autre legs de Kateb Yacine : la liberté. De penser, d’agir, de dire.
Une indépendance d’esprit comme la sienne ne court pas les siècles. On
aura rarement connu un homme tel que lui, homme pour qui les idées et
les sentiments importaient plus que tout. Plus que la gloire, défaut de
cuirasse de petits formats. Plus que la situation sociale, matérielle,
vis-à-vis desquels il a toujours manifesté une ironie grinçante. Kateb
Yacine a tout sacrifié à ce qui lui semblait fondamental : mettre la
liberté et la créativité au service des plus faibles. Liberté et
création : voilà le message éternel de Kateb Yacine. C’est ce qu’il
nous a légué en plus d’une œuvre fondatrice. Quelque part, Kateb Yacine
comparait le poète au boxeur. Analogie dans la beauté du geste et de la
capacité à encaisser ? A l’heure où l’idée de nation se raffermit dans
les stades, ne faut-il pas plutôt apparenter le poète au footballeur ?
Jongleur avec le ballon comme le poète avec les mots, ils doivent l’un
et l’autre mener une bataille contre un adversaire qui est souvent la
projection de soi. C’est peut-être dans l’effort que l’on déploie lors
de la confrontation à l’autre afin de se mesurer, que l’on finit par se
trouver soi-même et peut-être même à se définir. Mais peut-on se
définir une fois pour toutes tandis que l'homme, tout comme la nation,
est en construction perpétuelle ?
A. M.
LE SOIR D'ALGéRIE