Lubna Ahmad Al Hussein-Journaliste détachée
auprès de la mission de l’ONU à Khartoum :
Ce que coûte de porter un
pantalon au Soudan Le 3 juillet
2009, Lubna Al Hussein, journaliste détachée auprès de l’ONU, est
arrêtée par la police dans un restaurant à Khartoum. Son « crime » :
avoir porté un pantalon. La loi soudanaise punit cette atteinte à la
« morale publique » de quarante coups de fouet, assortis d’une amende.
Dans 40 coups de fouet pour un pantalon (avec Djenane Kareh Tager,
éditions Plon) Lubna Ahmad Al Hussein témoigne de l’humiliation de
milliers de femmes qui sont fouettées, après des jugements expéditifs,
et qui subissent leur peine en silence. L’article
152 du code pénal a été promulgué en 1991. Comment se fait-il qu’il ait
fallu que votre affaire intervienne pour que ses méfaits soient rendus
publics ? Pourquoi toutes ces années durant n’a-t-il pas été dénoncé ? Pour deux raisons. D’abord en 1991, jusqu’en 2005, le Soudan n’avait
pas de Constitution. Les Soudanais ne contestaient pas un article de
loi, isolément, c’est toute une situation qui était contestée dans sa
globalité. Une ébauche de Constitution a été édictée en 1998, mais
c’est en 2005 qu’il y a eu une Constitution donnant un cadre légal au
pays. Cette Constitution répond aux attentes des Soudanais. Elle est
bonne. Maintenant je peux dire que l’article 152 du code pénal est
anticonstitutionnel. La Constitution de 2005, qui promulgue l’égalité
des droits entre les Soudanais, permet de réclamer la mise en
conformité des lois à la Constitution, de donner une arme aux
défenseurs des droits de l’homme pour se battre. Il y a aussi des
tribunaux particuliers, dits tribunaux de l’ordre public, qui ont été
créés par El Béchir et qui sont anticonstitutionnels.
La deuxième raison, l’article 152 s’applique aux femmes seulement.
C’est un article discriminatoire qui préconise une violence physique,
une sanction de 40 coups de fouet et une violence morale et
psychologique contre des femmes et jeunes filles qui ont commis un
« acte scandaleux ». Au Soudan, comme dans tous les pays arabes et
musulmans, dans l’esprit des gens, un acte scandaleux, c’est la
prostitution. Et c’est pour cela que les femmes qui sont condamnées
sous cet article à 40 coups de fouet pour « acte scandaleux » n’osent
pas se plaindre. L’entourage de ces femmes et la société diront que si
elles ont été arrêtées en vertu de l’article 152, c’est parce qu’elles
ont commis « un acte scandaleux », d’autant que le tribunal ne délivre
pas un acte d’accusation précis.
Qu’est-il entendu dans l’article 152 par « atteinte à l’ordre moral » ? C’est là que réside le pire dans cette loi, parce qu’elle transforme
le policier en procureur, c’est lui qui interprète la loi. C’est lui
qui estime si les vêtements portés par une femme ou une jeune fille
sont conformes à la morale publique ou pas. J’ai été arrêtée dans un
restaurant où il y avait 400 personnes. Ce même article de loi, qui
condamne une femme à 40 coups de fouet parce qu’elle a porté un
pantalon, condamne à peine à un mois de prison un homme qui viole un
enfant ou une femme. A partir de 2005, on a espéré que les lois
seraient progressivement modifiées. En 2006, la sécurité d’Etat a
imposé la censure aux médias, donc plus personne ne pouvait plus rien
dire, la question était réglée. Et même en ce qui concerne mon cas, il
y a eu censure dans les journaux locaux. Et ceux qui ont traité mon
affaire, sont les médias internationaux.
Le fait d’être journaliste a donc permis cette médiatisation... Bien sûr, mais je ne suis pas la seule journaliste à avoir été
arrêtée. J’ai un collègue journaliste qui a été arrêté avec sa femme
par la police des mœurs qui lui a demandé de produire un certificat de
mariage, ils étaient en voiture avec leur enfant. Mon collègue a
préféré régler l’affaire sans l’ébruiter. On m’a fait la même
proposition.
Pourquoi ne l’avez-vous pas acceptée ? Pourquoi avez-vous voulu un procès public ? Je suis une victime, les policiers sont eux aussi des victimes, ce
sont des exécutants. Le policier qui m’a arrêté n’a fait qu’appliquer
la loi, et la loi lui donne le droit d’agir ainsi. C’est une question
non pas de personnes, mais de loi et de gouvernement qui en est à
l’origine.
Vous auriez pu accepter les compromis qui vous étaient proposés, pourquoi avoir refusé de payer l’amende ? La gamine de 16 ans et à laquelle j’aurais donné 11 ans, qui était
chrétienne, d’une famille de réfugiés du Sud, ne travaillait pas à
l’ONU avec le bénéfice d’une immunité, n’avait pas d’argent pour payer
un pot-de-vin ni de connaissances haut placées pouvant la faire sortir
de là où elle se trouvait. Le lendemain de notre arrestation, quand il
y a eu le premier procès, le 5 juillet, quand elle était devant le
juge, cette gamine a pissé sur elle, de peur. Cela a été insupportable
à voir, pour moi. Je savais que moi, je pouvais m’en sortir, mais, et
les autres. Pour moi, c’était insupportable à voir. Cette jeune fille,
qui vient du Sud, dans deux ans, elle va participer au référendum qui
devra décréter l’union ou l’indépendance du Sud. Comment la convaincre
de voter pour l’unité avec un pays qui la flagelle.
« Dans mon cri, j’ai englobé la révolte de toutes celles qui s’étaient tues », écrivez-vous en préambule à votre livre ? Des centaines de milliers de femmes ont été fouettées pour port de
tenues « contraires à l’ordre moral ». Ce ne sont pas des chiffres que
j’ai lus, je les ai vues, ces femmes. Elles n’ont ni la formation ni la
capacité intellectuelle pour parler, elles ne savent pas par quel bout
commencer cette révolte. En une seule année, 43 000 femmes ont été
arrêtées.
Qu’est-ce
qui change aujourd’hui pour ces femmes, depuis votre prise de position
publique contre les méfaits de l’article 152 du code pénal ? Quelles
perspectives ? Avant, la femme était sanctionnée deux fois, une première fois, elle
était fouettée par les policiers, après le jugement, et il y avait
l’autre flagellation qui est beaucoup plus dure, la flagellation par la
société et celle-là durait jusqu’à la fin des jours de la femme. C’est
cette vision qui a évolué. La société a compris que « l’acte
scandaleux » ce ne sont pas les habits de la femme, mais c’est le
gouvernement qui commet un acte scandaleux en procédant de cette façon.
Avant, on regardait cette femme avec mépris, maintenant la société se
solidarise avec elle. Avant, les médias lorsqu’ils rapportaient les
condamnations en rapport avec l’article 152, en parlaient en trois
lignes dans la rubrique des faits divers, aujourd’hui, ces informations
sont imprimées dans les pages nationales, voire en une, et sont
considérées comme une atteinte aux droits des femmes. Et on considère,
désormais, que ces femmes sont des victimes et non des criminelles.
Avant, la presse arabe et internationale n’en parlait pas du tout.
Avant, les femmes qui étaient condamnées par cette loi ne voulaient pas
en parler, elles en avaient honte, elles ne recouraient même pas à une
association pour être protégées. Le gouvernement est maintenant sur la
défensive.
Comment
comptez-vous capitaliser ce combat ? Quelles suites comptez-vous lui
donner ? Comment ce mouvement peut-il être organisé au Soudan même ? Un, je veux agir via les médias, deux sur le terrain judiciaire.
C’est pourquoi, nous demandons à chaque femme qui est arrêtée sous cet
article, qui est condamnée à être fouettée de prendre contact avec
l’association Non à l’oppression des femmes.
Qu’est-ce que cette association ? C’est une coalition qui s’est constituée au moment de mon affaire,
le 14 juillet, formée de militants de la société civile, mais aussi de
toutes sortes d’associations, y compris d’associations féminines qui
existaient, mais qui fonctionnaient en ordre dispersé. Cette coalition
envoie des personnes assister aux procès et se charge d’alerter les
médias locaux et internationaux. Sur le plan judiciaire, j’ai fait
appel de mon procès pour inconstitutionnalité de l’article 152 du code
pénal, j’ai perdu l’appel. J’ai fait un pourvoi auprès de la Cour
suprême, si je perds cet appel, je passerai à la Cour
constitutionnelle, sinon c’est la cour africaine.
Après votre tournée européenne, envisagez-vous de vous rendre au Maghreb ? Je ne demande pas mieux, je me suis déjà rendue au Yémen, en Egypte
et en Jordanie avant de venir en Europe. Les premiers soutiens m’ont
été apportés par des femmes arabes. J’ai reçu beaucoup de messages de
femmes musulmanes d’Iran, du Pakistan.
Et d’Algérie ? Bien entendu, c’est une question qui touche toutes les femmes. Au
Soudan, ce n’est pas seulement une question de femmes, c’est aussi une
question de tribunaux qui ne donnent pas à l’accusée le droit de se
défendre. Qu’ils considèrent les femmes, par exemple, comme des
criminelles, en supposant qu’elles ont commis un crime ! Celui qui a
perpétré un meurtre n’a-t-il pas le droit de se défendre ? Et c’est
aussi à mon avis une usurpation de la religion, ils transforment
l’image de l’Islam. J’ai demandé qu’on me présente un texte du Coran ou
des hadiths expliquant qu’il faut fouetter une femme pour ses habits.
Et puis c’est une question de loi qui est anticonstitutionnelle. Je ne
demande pas un droit nouveau, je demande simplement l’application de la
Constitution. C’est un article qui s’applique à toutes les femmes, pas
seulement aux musulmanes Il y a 20% de Soudanais qui sont animistes.
Comment les inviter à rejoindre l’Islam, avec quels arguments sachant
que c’est l’Islam qui les flagelle. Hormis le port d’habits qualifiés
de « scandaleux », il y a beaucoup d’autres actes oppressifs contre les
femmes. C’est, par exemple, le cas des vendeuses de thé qui sont
quotidiennement arrêtées, battues, humiliées par les forces de l’ordre.
La plupart sont des pauvres femmes qui n’ont pas d’autres ressources.
Par Nadjia Bouzeghrane EL WATAN