Sahara : ce qu'il faut retenir de l'affaire HaidarAminatou Haidar lors de sa grève de la faim à l'aéroport d'Arrecife, le 2 décembre
Reuters
Sincère
sans nul doute, Aminatou Haidar, la militante sahraouie de retour chez
elle après sa grève de la faim, est au cœur d’un bras de fer qui la
dépasse – et dont nul ne perçoit l’issue – entre le Maroc et le
Polisario.Article paru dans Jeune Afrique n°2554 du 20 au 26 décembre 2009 « Le Maroc veut ma mort. C’est ce qu’il veut. C’est sa gloire. » Au trente-deuxième jour de sa
grève de la faim,
à la veille de son évacuation précipitée, le 17 décembre, vers
l’hôpital le plus proche, Aminatou Haidar murmure ces mots au
journaliste algérien d’El-Watan venu l’interroger dans un recoin du
local pour chauffeurs de bus de l’aéroport d’Arrecife, sur l’île
canarienne de Lanzarote. Recroquevillée sous les couvertures, une
bouteille d’eau sucrée à la main, cette mère de deux enfants âgée de
42 ans sait alors que son geste illustre jusqu’à l’absurdité suicidaire
l’inextricable complexité du conflit du Sahara occidental. Elle sait
aussi, pour avoir déjà mené pareille grève en 2005 dans la prison de
Laayoune, que l’État marocain, a priori, ne cédera pas. Impasse donc,
potentiellement dramatique mais incontestablement calculée de la part
de cette militante très proche du Front Polisario qui n’a jamais
accepté la marocanité de l’ex-colonie espagnole, tout en refusant
l’exil dans les camps de réfugiés en Algérie.
Changement de décor, le surlendemain, peu après minuit. Un avion
médicalisé espagnol se pose sur l’aéroport Hassan-Ier de Laayoune avec,
à son bord, celle que ses admirateurs remplis d’enthousiasme – si ce
n’est de sens de la mesure – appellent « la Gandhi sahraouie ».
L’accueil est glacial. Passage furtif de l’ombre voilée entre les
guichets de la police. Une voiture, conduite par un membre de sa
famille, l’attend et disparaît bientôt dans la nuit.
Fin d’une affairequi, pendant plus d’un mois, aura passionné les médias, crispé un peu
plus encore les relations entre les deux grands voisins du Maghreb, mis
le gouvernement espagnol au bord de la crise de nerfs, mobilisé jusqu’à
l’hôte de l’Élysée et rappelé au monde l’existence d’un conflit oublié.
Expulsée vers Lanzarote le 13 novembre pour avoir refusé de remplir
la case « nationalité » sur sa fiche de débarquement à son arrivée à
Laayoune et inscrit « Sahara occidental » comme lieu de résidence,
Aminatou Haidar est une indépendantiste à la fois déterminée et
totalement assumée. Pourtant, illustration de toutes les ambiguïtés
d’une lutte en trompe-l’œil, c’est dans le sud du Maroc, dit
incontesté, non loin de Tata, au sein d’une tribu sahraouie plutôt
acquise au Makhzen, les Izarguiyine, qu’elle a vu le jour. Principale
communauté de la confédération Tekna, les Izarguiyine sont des nomades
sédentarisés entre Agadir et Boujdour qui, en souvenir de l’alliance
contractée il y a trois siècles avec le sultan alaouite Moulay Ismaïl,
ont largement participé aux combats de la résistance antifrançaise
menés par l’Armée de libération marocaine au milieu des années 1950. À
l’instar d’un Mohamed Abdelaziz, natif de Marrakech, et de quelques
autres dirigeants du Polisario, le lieu de naissance d’Aminatou Haidar
lui vaudrait en principe d’être écartée des listes électorales en cas
de référendum au Sahara occidental.
« The game is over »Titulaire d’un bac marocain, fonctionnaire municipale à Boujdour, la
jeune femme a été une première fois enfermée pendant quatre ans, de
1987 à 1991, dans des conditions très dures qui lui vaudront une
décennie plus tard d’être indemnisée par l’Initiative Équité et
Réconciliation (IER), mise en place par le roi Mohammed VI :
480 000 dirhams au total (42 000 euros) qu’elle exige et obtient de cet
État que, pourtant, elle rejette. Nouveau séjour en prison – sept
mois – en 2005 après les émeutes de Laayoune, d’où cette femme,
beaucoup moins frêle qu’elle n’en a l’air, ressort avec une auréole de
pasionaria. Dès lors, Aminatou Haidar devient une sorte d’icône, à la
fois utile pour le Front Polisario, qui instrumentalise avec son
consentement cette militante de l’intérieur, et de plus en plus
ingérable pour le Maroc, qui ne sait comment enrayer la spirale sans
être aussitôt accusé de porter atteinte aux droits de l’homme. Se
croit-elle intouchable ? C’est probable. Collectionnant les prix,
particulièrement en Espagne et aux États-Unis, elle multiplie les
déclarations hostiles à la politique saharienne du royaume et ne perd
pas une occasion de remercier le grand frère algérien pour le soutien
qu’il apporte à sa cause. Une photo, immédiatement exploitée par les
médias du royaume, fait le tour d’Internet : Aminatou posant aux côtés
de l’ambassadeur d’Algérie à Washington avec, autour du cou, une
écharpe aux couleurs du drapeau algérien.
C’est pourtant avec un vrai passeport marocain délivré en 2006
qu’Aminatou Haidar voyage. Une contradiction qu’elle résout à sa
manière en refusant d’inscrire le mot « Maroc », remplacé par celui de
« Sahara occidental », sur sa fiche de débarquement chaque fois qu’elle
revient à Laayoune. À l’aéroport, les policiers froncent les sourcils :
« C’est un peu comme si un militant kabyle arrivant à Alger inscrivait
sur sa fiche “Tizi-Ouzou, Kabylie”, explique l’un d’eux, ou comme si un
indépendantiste corse débarquant à Roissy écrivait “Ajaccio, Corse”. »
Mais, faute de consignes claires, on la laisse passer. Jusqu’à ce
13 novembre 2009. Pourquoi ce changement d’attitude ? À Rabat, le ton
s’est brusquement durci. Depuis le 8 octobre, sept militants sahraouis
de l’intérieur, de retour d’une tournée triomphale dans les camps du
Polisario à Tindouf, sont détenus après avoir été interpellés à
l’aéroport de Casablanca. Le 6 novembre, lors de son discours
anniversaire de la Marche verte, le roi Mohammed VI lance un
avertissement très clair : plus aucune provocation de ce type ne sera
tolérée, dit-il en substance : « The game is over. »
Tester les « lignes rouges »Aux yeux du pouvoir marocain, en multipliant les opérations de ce
type, les indépendantistes cherchent à tester les « lignes rouges » et
à compenser sur le terrain de l’opinion internationale les revers subis
sur le plan diplomatique. Ainsi, explique-t-on à Rabat,
l’infléchissement redouté de l’administration américaine démocrate en
faveur de la thèse du référendum d’autodétermination n’a-t-elle pas eu
lieu, Barack Obama laissant sur ce point les coudées franches à sa
secrétaire d’État, Hillary Clinton, considérée comme plus proche du
Maroc que de l’Algérie. Une position qui serait également celle de
l’envoyé spécial de l’ONU, Christopher Ross, lequel ne serait pas loin
de se ranger à l’opinion de son prédécesseur, Peter Van Walsum, qui
avait qualifié d’« irréaliste » l’option de l’indépendance. Dans ce
contexte et à quelques semaines d’une énième série de négociations
informelles entre les deux parties au conflit, l’action spectaculaire
d’Aminatou Haidar est – si l’on peut dire – du pain bénit pour le
Polisario. L’occasion d’équilibrer le rapport de force, de jeter un
voile pudique sur l’état des libertés dans les camps de la hamada de
Tindouf ainsi que sur l’absence, depuis trente ans, de tout recensement
des réfugiés. L’occasion aussi d’influer sur l’opinion publique
espagnole afin qu’elle contraigne son gouvernement à s’éloigner des
positions marocaines sur le Sahara.
Reste qu’en prenant la décision d’expulser Aminatou Haidar, au motif
qu’elle a renié une nationalité jamais acceptée, plutôt que de fermer
une nouvelle fois les yeux ou de déclencher contre elle, sur place, des
poursuites judiciaires, les autorités de Rabat ont pris le risque d’en
faire une martyre hyper médiatisée, alors même que les convictions de
cette militante sont minoritaires au sein des populations du Sahara
occidental. Le crescendo des déclarations a également conduit la classe
politique marocaine, gouvernement et opposition confondus, à mettre
directement en cause l’Algérie, pays protecteur du Polisario et
qualifié de « grand allié »par Aminatou Haidar. La clé de tout le conflit saharien est à Alger,
répète-t-on à Rabat, où l’on se dit persuadé, à tort ou à raison, que
les autorités algériennes peuvent, à tout moment, faire revenir la
gréviste de Lanzarote sur sa décision. En Algérie, le pouvoir – même si
les médias multiplient les reportages au chevet de la militante
sahraouie – s’abstient de tout commentaire. Le décompte des points,
pense-t-il sans doute, ne lui est pas défavorable.
Zapatero sollicite SarkozyLe 14 décembre, alors que la tension diplomatique entre Rabat et
Madrid – qui souhaite se débarrasser au plus vite de cette bombe à
retardement qu’est devenue Haidar – s’accroit d’heure en heure, le
chef du gouvernement espagnol José Luis Zapatero sollicite le président
français, Nicolas Sarkozy, pour une médiation. Le lendemain, ce dernier
reçoit à l’Élysée le ministre marocain des Affaires étrangères, Taïeb
Fassi Fihri, et lui suggère d’autoriser Aminatou Haidar à rentrer à
Laayoune, où son passeport marocain, confisqué depuis le 13 novembre,
pourra lui être remis. En échange, les autorités espagnoles se font
fort d’obtenir de la militante qu’elle renonce à inscrire « Sahara
occidental » comme pays de résidence sur sa fiche de débarquement. Le
17, le roi Mohammed VI informe par message Nicolas Sarkozy de son
accord sur les termes de ce compromis.
À 22 h 15 ce soir-là, Aminatou Haidar quitte Lanzarote pour Laayoune
: « C’est un triomphe pour la cause sahraouie », dit-elle, rayonnante,
aux journalistes. En réalité, si elle n’a pas prononcé
les excuses publiquesqu’exigeaient d’elle les autorités marocaines, la gréviste de la faim a
bien écrit le mot « Maroc » dans la case réservée à cet effet, annulant
par là le geste de siba (« dissidence ») qui lui avait valu d’être
expulsée. Chacun, dans cette affaire, a donc sauvé la face, perdu
quelques plumes provisoires et conclu une trêve que l’on sait fragile.
On imagine mal, en effet, Aminatou Haidar
ne pas reprendre son périlleux combat pour une cause incertaine. Et nul n’imagine le Maroc renoncer un jour à sa profondeur historique.