Le monde
Du bleu. Une fugace traînée de lumière
bleutée. Un flash qui ne durera qu'un millionième de seconde et qui, de
surcroît, n'a qu'une chance infime de se produire... C'est l'espoir de
connaître cette brève et fulgurante extase qui pousse les
astrophysiciens européens à vouloir installer, dans les profondeurs
abyssales de la Méditerranée, un détecteur géant d'un kilomètre cube de
volume. Le "Km3".
C'est qu'il ne s'agit pas d'une couleur ordinaire, mais de la
"teinte Tcherenkov", du nom du physicien soviétique qui, dans les
années 1930, a expliqué ce rayonnement. Un bleu électrique qui, s'il
était observé, signerait le passage de l'une des particules les plus
énigmatiques de l'Univers : le neutrino. Ouvrant ainsi aux chercheurs
une fenêtre vers les horizons les plus reculés du cosmos.Pour
scruter le monde avec leurs télescopes, les astronomes se servaient
jusqu'à présent de la lumière, c'est-à-dire, en termes scientifiques,
des photons des ondes lumineuses. Avec un champ de vision restreint :
les photons peinent, en effet, à s'échapper des corps célestes, comme
les étoiles, qui les émettent.La lumière qui nous provient du
Soleil est ainsi issue des couches externes de notre astre. Son coeur
ardent, où s'accomplissent les réactions de fusion qui le font briller,
nous reste invisible. En outre, ces grains de lumière interagissent
avec d'autres particules, si bien qu'ils ne permettent que des
observations - relativement - proches : la "portée" des photons de
haute énergie ne dépasse pas 300 millions d'années-lumière, alors que
la taille de l'Univers est estimée à entre 12 milliards et 15 milliards
d'années-lumière.D'où l'idée de télescopes à neutrinos. Ces
derniers présentent l'avantage d'interagir très faiblement avec la
matière, ce qui leur permet de parcourir des distances intergalactiques
sans que rien ne les arrête. De plus, ne portant pas de charge
électrique, ils ne sont pas déviés par les champs magnétiques qu'ils
rencontrent sur leur passage et suivent une trajectoire en ligne
droite. Ce qui en fait
"les messagers directs des régions les plus
lointaines de l'Univers et, par conséquent, des événements
cosmologiques les plus anciens qui s'y sont produits", explique
Antoine Kouchner, du laboratoire Astroparticule et Cosmologie (CNRS, université de Paris-7, CEA,
Observatoire de Paris).Ces
passe-muraille ont pourtant un défaut. En dépit de leur nombre
astronomique - chaque seconde, des dizaines de milliards de neutrinos
traversent la Terre -, leur masse infinitésimale les rend presque
insaisissables. Pour en capturer un au vol, il faut s'armer de
patience, compter sur la chance et savoir le reconnaître sous son
déguisement. Lorsqu'il percute un atome de matière, le neutrino se
transforme en effet en une particule électriquement chargée, un muon,
qui laisse dans son sillage un cône lumineux : le fameux "bleu
Tcherenkov". Détecter cette lumière permet alors de connaître les
caractéristiques du muon et, partant, celles du neutrino.Pour
cela, il faut un milieu transparent, plongé dans l'obscurité totale,
mais aussi abrité des rayons cosmiques, c'est-à-dire des flux de
particules de toutes sortes qui bombardent en permanence notre planète
et qui brouilleraient le signal. Les calottes glaciaires réunissent ces
trois conditions, et les Américains ont foré les glaces du pôle Sud
jusqu'à 2 400 mètres de profondeur pour y loger un détecteur de 1 km
3,
lui aussi, l'Ice-Cube, qui devrait être opérationnel en 2009. Les
Européens, eux, ont préféré les grands fonds méditerranéens. Avantage :
dans l'eau, la lumière ne diffuse pas dans toutes les directions comme
elle le fait dans la glace, ce qui accroît d'un facteur 10 la précision
des mesures.Autre avantage : le Km
3 européen aura les
yeux tournés vers le ciel de l'hémisphère Sud, où se trouve le centre
de notre galaxie, siège des phénomènes énergétiques les plus violents.
C'est en effet vers le bas que regardera le télescope. Pointé vers le
haut, il verrait surtout des muons descendants, issus non pas de
neutrinos, mais de l'interaction des rayons cosmiques avec
l'atmosphère. Ce sont les muons ascendants qui intéressent les
astrophysiciens : ceux engendrés par des neutrinos de haute énergie
venus du cosmos et ayant traversé tout le globe terrestre.
"Grâce à eux, explique
Antoine Kouchner, il sera peut-être possible de percer les mystères des
sources d'énergie les plus intenses de l'Univers et des phénomènes
cataclysmiques qui s'y produisent : trous noirs supermassifs,
explosions d'étoiles, sursauts de rayons gamma..."L'existence de
ces neutrinos cosmiques est supposée. Mais aucun n'a jamais été
observé. Depuis les printemps 2006, le télescope européen Antares,
immergé par 2 500 mètres de fond au large de Toulon, est à l'affût.
Mais les chances que l'un de ses 900 capteurs - des cellules
photoréceptrices - repère un neutrino cosmique restent très minces.Pour multiplier ces chances, des yeux beaucoup plus nombreux et plus sensibles sont nécessaires : ceux du Km
3,
dont l'assemblage devrait s'échelonner entre 2012 et 2016, pour un coût
d'environ 150 millions d'euros. Reste à préciser les caractéristiques
techniques du futur instrument. Et à choisir, parmi les sites proposés
par la France, la Grèce et l'Italie, celui qui constituera le meilleur
observatoire de l'Univers, entre 2 500 et 4 000 mètres de profondeur,
dans le "Grand Bleu" méditerranéen.
Pierre Le Hir