Les travaux sur la guerre d’indépendance se multiplient des deux côtés
de la Méditerranée, démentant les histoires officielles et provoquant
de nouveaux débats.
Déjà vieille d’un demi-siècle, la guerre d’Algérie n’en finit pourtant
pas d’inspirer de nombreux auteurs. Malgré les mille et un titres déjà
publiés, il apparaît, au regard des dernières parutions marquantes, que
le sujet est loin d’être épuisé. Et qu’il suscite toujours de
l’intérêt. D’abord parce qu’il reste bien des aspects de la guerre
d’indépendance – la question des harkis, le rôle des femmes dans la
lutte, l’importance du « deuxième front » en métropole… – que l’on peut
encore éclairer. Ensuite parce que les historiens n’en finissent pas de
« déconstruire » les versions officielles. Et que la façon de
s’intéresser à cette étape majeure de la décolonisation a évolué,
provoquant de nouveaux débats des deux côtés de la Méditerranée.
Aujourd’hui, certains historiens se penchent de plus en plus sur les
diverses approches possibles de la guerre d’indépendance et ses
répercussions sur le destin de l’Algérie et de la France. Le cas le
plus emblématique est celui du Français Benjamin Stora, dont les
travaux portent essentiellement sur la mémoire de la guerre.
Dans son dernier ouvrage, Les *Guerres sans fin, il explique que « le
travail sur les sociétés colonisées est difficile car la connaissance
de ces sociétés vient du “haut”, du colonisateur, du missionnaire au
soldat, de l’enseignant à l’entrepreneur. » Or, à compulser les
archives, il lui est apparu que tout « contredisait la conception (du
colonisateur) d’un peuple (algérien) sans histoire ». Donc, dès le
départ, le chercheur se trouve confronté à la nécessité de s’interroger
sur la mémoire. Notamment pour comprendre comment, en refusant leur
sort de colonisés, les Algériens nationalistes ont véritablement «
fabriqué » l’Histoire, grâce à un travail sur leur passé et sa mémoire.
S’intéresser à la « gestion » de cette dernière amène à se poser
quelques questions dérangeantes. La décision, par exemple, des
autorités algériennes de ne pas promulguer d’amnistie au lendemain de
l’indépendance, en 1962 – pour les quelque 100 000 à 150 000 paysans
harkis, mais aussi, et surtout, pour les indépendantistes rivaux du FLN
et partisans de Messali Hadj –, « n’a-t-elle pas installé une culture
politique de violence ou de guerre qui va ensuite déferler à
l’intérieur de la société algérienne » ? Ou, de l’autre côté de la
Méditerranée, inversement : n’a-t-on pas fabriqué dans la société
française, après 1962, notamment par une série d’amnisties, un oubli de
la guerre et de ses atrocités ainsi qu’une certaine occultation des
divisions internes qu’elle a suscitées dans l’Hexagone ? N’a-t-on pas
ainsi permis l’apparition de cette bonne conscience qui a autorisé des
députés à tenter, en 2005, d’inscrire dans la loi les prétendus «
aspects positifs de la colonisation » ? Et n’a-t-on pas interdit tout
débat sur une possible repentance de la France ?
A couteaux tirés
Plus journaliste qu’historien, Jean Lacouture tente, lui, dans
L’Algérie algérienne, de rafraîchir sa mémoire en revisitant cette
guerre qu’il a couverte quasi au jour le jour, du début à la fin. Ce
qui lui permet de montrer à quel point l’histoire officielle célébrée à
Alger ne colle pas avec la réalité. À ce moment où fut enfin décrété le
cessez-le-feu, le FLN victorieux était régi par trois centres de
pouvoir, qui étaient à couteaux tirés et se préparaient à s’affronter
durement : les chefs historiques détenus en France, avec pour figure de
proue Ben Bella ; le GPRA, avec à sa tête Ben Khedda ; et l’État-major
militaire, avec pour chef Boumédiène.
Cette lecture « révisionniste » de l’Histoire amène Lacouture à
reconstituer, à l’aide de témoignages inédits, recueillis longtemps
après la fin du conflit, l’évolution de la pensée du général de Gaulle
vis-à-vis des Européens d’Algérie et du FLN. La stratégie de De Gaulle
le conduisit, en fait, à accepter assez vite l’inéluctable fin de la
domination française en Algérie, même en l’absence d’une défaite
militaire. Lacouture réévalue également le rôle et la dimension de
certains acteurs de la guerre, à commencer par Ferhat Abbas, à ses yeux
« la » grande figure de la revendication nationale algérienne, et, à un
moindre degré, Messali Hadj, le « sourcier de l’indépendance ».
Harbi et Ageron, des pionniers
D’autres auteurs, moins connus, se sont attachés récemment à trouver
des angles plus pointus pour parler de la guerre. Par exemple, Diane
Sambron, dans Femmes musulmanes, qui analyse le rôle des femmes pendant
la guerre et les tentatives du FLN et, surtout, de l’armée française de
les attirer dans le « bon camp ».
Ces ouvrages, tout en soulignant le poids des histoires officielles,
surtout en Algérie, où la légitimité du régime en dépend encore,
témoignent bien de la possibilité de mener des travaux de recherche et
d’écrire des livres qui font fi de cette contrainte et de tous les
tabous, sur la trace de grands aînés comme les pionniers Mohammed
Harbi, côté algérien, ou Charles-Robert Ageron, côté français.
L’importance accordée aujourd’hui, en Algérie comme en *France, à une
histoire du mouvement nationaliste en Algérie qui ne « zappe » pas
l’existence de ceux qui n’ont pas rejoint le FLN est très
encourageante. Trois ouvrages qui viennent de paraître permettent
ainsi, chacun à sa manière, de nourrir la connaissance historique en
évoquant sans fard le rôle de Messali (Messali Hadj, de Khaled Merzouk)
ou l’affrontement entre le FLN et le MNA, surtout en France, pendant la
guerre (Mon père ce terroriste, de Lakhdar Belaïd, sur le parcours d’un
des chefs du MNA, et La France en guerre 1954-1962, ouvrage collectif
dirigé par Raphaëlle Branche et Sylvie Thénault). Sur le front de
l’édition, assurément, la guerre n’est pas finie… et c’est tant mieux.
jeune afrique