Pour ceux qui le connaissent bien, Hafid Derradji a changé en beaucoup de points depuis son départ pour Doha, où Al Jazeera Sports lui a déroulé le tapis rouge. Loin des pressions qu’il subissait à Alger, lorsqu’il était directeur général adjoint à la télévision algérienne, Derradji semble extrêmement détendu et surtout heureux de retrouver sa véritable passion : le micro, pour commenter les matchs de football.
Le Buteur s’est déplacé à Doha, pour voir Derradji dans son nouvel univers. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que sa vie actuelle ressemble à celle des princes d’Arabie. Il nous a reçus chez lui, avec sa femme et ses deux enfants pour nous ouvrir son grand cœur totalement. Appréciez. Comment voyez-vous de loin et à tête reposée votre itinéraire au sein de la télévision ?J’ai eu beaucoup de chance par rapport aux jeunes de ma génération en sortant de la fac. J’ai intégré la télévision nationale, j’ai connu des gens importants, on m’a confié des responsabilités… Franchement, quand je revois d’où je suis parti et où je suis arrivé, il y a de quoi s’étonner. J’ai grandi à El Harrach, un quartier populaire et très défavorisé et je suis parvenu à occuper des postes très importants au sein de la télévision nationale, avant d’atterrir dans l’une des plus grandes chaînes de sport au monde. Il y a de quoi être fier quand même.
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Dans quelle situation sociale avez-vous grandi à El Harrach ?Mon père était manœuvre, mes parents étaient des illettrés, on vivait dans un deux pièces. C’était impensable pour mes parents de voir un de leurs enfants réussir à ce niveau. Il n’y a pas de doute. Notre situation sociale était des plus précaires. Je viens de très bas et cela je ne l’oublierai jamais. C’est ce qui me permet de garder les pieds sur terre. Je vais vous faire une confidence. Je le dis pour la première fois, Dieu m’en est témoin.
Merci pour la confiance.Lorsque j’étais Directeur général adjoint à la télévision algérienne, je travaillais au minimum douze heures par jour sans relâche. Même le déjeuner, je le prenais dans mon bureau. J’étais tellement surmené par la charge du travail, les responsabilités et les soucis qu’un jour j’ai ressenti des fourmillements au niveau des pieds et ça remontait vers les jambes pour me prendre tout le corps. Je vous jure que je sentais que j’allais quitter ce monde tellement je ne pouvais plus bouger. Il n’y avait que le directeur de la programmation, mon collègue et ami Djamel Benrabah qui le savait. J’ai dû l’appeler pour m’aider au cas où ça prenait des proportions plus importantes. J’attendais que ça se calme un peu avant de prendre le volant et descendre vers l’hôpital Mustapha. Je quittais mon bureau sans que personne ne sache où j’allais et je disais aux secrétaires que je revenais dans une demi-heure. J’allais donc voir M. Dahar, le directeur de l’hôpital Mustapha où les médecins m’administraient des calmants. Je restais allongé pendant 45 minutes avant de retourner au travail. Personne n’était au courant, même pas le directeur général. Je m’éclipsais tout étourdi et j’appelais alors le médecin pour lui dire de me préparer le nécessaire pour calmer mes douleurs. Cela a duré toute l’année. Seul Djamel Benrabah était au courant. L’année passée, cela m’avait pris à trois ou quatre reprises. Je tentais de résister et je prenais même la chose un peu à la légère. Mais après avoir remis ma démission, mon problème avait pris des proportions plus graves. J’avais atteint le fond un jour avec une hospitalisation de 24 heures pour surmenage.
C’était une dépression nerveuse ?Non, un surmenage. On m’avait fait un check- up général, avec analyses et scanner ; mais on n’a rien décelé d’anormal. Il s’agissait donc d’un vrai surmenage selon les médecins. On m’a alors demandé de me reposer de manière plus sérieuse. Mais comment pouvais-je le faire alors que j’avais d’énormes responsabilités ? Les gens s’imaginent que lorsqu’on travaille à la télévision, c’est une fonction facile. J’ai appris beaucoup de choses au contact de Hamraoui Habib Chawki qui avait des soucis encore plus grands que les miens en tant que DG. Et je peux vous assurer que ce n’est pas une sinécure lorsqu’on se retrouve à gérer trois chaînes avec les négociations des droits divers, la pression politique et les temps de passage pour chacun des responsables politiques. Il fallait être très solide pour gérer tout cela. Ceci, sans parler des 3 000 travailleurs qui composent l’entreprise.
Les gens ne savaient peut-être pas tout cela en vous critiquant.C’est sûr qu’ils ne pouvaient pas s’imaginer tous les soucis qu’on devait affronter au quotidien. C’est toujours facile de critiquer lorsqu’on n’est pas concerné de près par les problèmes des autres. Par exemple, j’oubliais même les jours de l’émission Malaîb Al âlam. C’était les secrétaires qui m’en informaient et j’y allais sans aucune préparation. Ceci par manque de temps et pas parce que je prenais les choses à la légère.
Vous ne prépariez rien pour Malaîb Al âlam ?Wallah que je me rendais sur le plateau sans avoir rien préparé. Heureusement qu’il y avait des gens pour me préparer ma feuille de route. Je n’avais plus le temps pour m’investir comme avant. Alors, la Ligue des Champions, n’en parlons pas. Heureusement qu’elle passait à 21h. Je travaillais même le week-end. Le vendredi, j’allais chez ma mère déjeuner et je repartais au travail pour préparer la semaine.
Comment vous avez négocié votre salaire avec Al Jazeera ?Figurez-vous que je n’ai même pas négocié mon salaire. Je vous assure que la première proposition je l’ai acceptée. Il faut dire que je ne m’attendais pas à un tel salaire. C’était au-dessus de mes espérances, je l’avoue.
Et Art dans l’histoire ?C’est vrai que j’étais plus proche d’Art que d’Al Jazeera. On travaillait beaucoup avec Art et les contacts que j’avais noués étaient très solides. Dans la tête des responsables d’Art, mon départ de la télévision algérienne signifiait que j’allais les rejoindre à coup sûr, tellement les relations étaient bonnes. Contrairement à Al Jazeera où je n’avais aucune relation au sein de la direction.
Pourquoi ce revirement donc ?Tout simplement parce que la proposition d’Al Jazeera me permettait de sortir du pays, contrairement à Art qui me demandait de travailler à Alger même. J’étais tellement à bout que le seul moyen d’oublier les pressions subies au quotidien était de quitter l’Algérie. Je l’ai fait la mort dans l’âme, mais il fallait le faire. Mon moral en dépendait. C’est pour cela que j’ai choisi Al Jazeera et pas Art.
Comment vous est venue l’idée de l’exil, vous qui affirmiez que vous ne quitteriez jamais l’Algérie ?Je n’avais jamais pensé un jour quitter l’Algérie. Cela ne veut pas dire que je suis plus nationaliste que ceux qui sont partis ou qu’ils aiment moins le pays que moi. Chacun a des raisons précises pour quitter l’Algérie. Il y en avait qui sont partis pour des raisons sécuritaires, d’autres pour améliorer leur situation financière et cela est légitime vu ce que touchent les journalistes en Algérie. Il y en a aussi ceux qui sont partis pour découvrir d’autres horizons et à tous ceux-là, je ne peux que donner raison. Chacun dispose de sa vie comme il l’entend.
Même ceux qui sont partis vexés comme Cheniouni ou Lahbib Benali ?Pour Benali, c’était plutôt du bonus vu qu’il devait partir à la retraite. Il voulait en plus offrir à sa famille un cadre de vie meilleur, c’est son affaire. Pour Cheniouni, c’est différent. Il est parti en 1994 et il a vadrouillé un peu partout dans le monde, en allant en Europe, puis au canada.
Comment avez-vous vécu son départ ?Quand je suis arrivé à la télévision en 1989, j’ai découvert Abdelkader Cheniouni avec sa fougue et son franc parler. Il n’avait pas froid aux yeux pour dire à tout le monde ce qu’il avait sur le cœur. C’est un homme affable et très intelligent. Je me rappelle d’un moment particulièrement marquant où Cheniouni du haut de son expérience, avait dit à tout le monde ceci : «Vous voyez ce jeune homme, il sera un jour responsable du service des sports à la télévision et il occupera même le poste de directeur, vous verrez !» Franchement, quand j’y repense, je reste scotché. Il avait dit cela en 1990, quelques mois seulement après mon arrivée à la télé et sept ans avant que sa prédilection ne se réalise. C’est dire si je perdais un soutien de taille avec son départ.
Etiez-vous vexé au moment de quitter l’ENTV ?Vexé non, déçu sans doute oui. C’était très particulier parce que rares sont les personnes qui connaissent exactement les raisons qui m’ont poussé à quitter le pays. Je ne suis pas parti de bon cœur et Dieu m’en est témoin.
Que pouvez-vous dévoiler pour le public algérien à propos de ce départ ?Je veux leur dire que c’était vraiment plus fort que moi. La situation était devenue impossible pour que je reste encore en Algérie. Je sais que ce n’est pas très clair, mais ce sont des choses qui me dépassent moi aussi. Je devais faire un break, c’est clair.
Vous ne faites que nourrir le mystère de la sorte. Avez-vous été poussé à partir ?Oui, on peut dire que j’ai été forcé à partir. Mais ceux qui m’avaient poussé à démissionner de mon poste de DGA ne pensaient pas me voir quitter le pays. Ils se disaient sans doute que j’allais rester en Algérie.
Vous nous parlez avec des «on» et des «ils», pouvez-vous nous donner les noms de ces fantômes une bonne fois pour toutes ?Je dirai que c’est une coalition des forces du mal qui gravitent autour de certains postes importants au sein de la télévision qui sont à l’origine de mes déboires et de mon départ du pays. Ces personnes n’admettaient pas le changement, ni la manière avec laquelle hamraoui et moi gérions la télévision. La preuve, c’est que Hamraoui est parti trois mois après moi.
Peut-on dire qu’ils ont donc gagné la partie et que vous avez perdu ?Non, jamais ! Personne n’a gagné dans cette histoire. Les travailleurs de la télévision savent qu’ils ne feront que du mal et ils les ont à l’œil. Mais ces forces du mal sont dirigées de l’extérieur. Ils ont leurs complices dehors et leurs intérêts sont communs.
Y a-t-il des gens au sein du pouvoir que vous êtes en train de viser ?Quelques-uns gravitent effectivement autour du pouvoir. La télévision intéresse beaucoup plus de gens que vous ne pouvez l’imaginer.
Nos lecteurs ne comprendront jamais lorsque vous faites allusion à des gens qui appartiennent au pouvoir, sans les nommer. Y aura-t-il enfin un jour quelqu’un qui va nous donner un seul nom pour qu’on comprenne qui tire réellement les ficelles ?Moi je le dirais un jour. Je vous en donne ma parole d’honneur. Mais ce sera en temps opportun. Pas aujourd’hui.
Pourriez-vous nous en dessiner les contours tout au moins ?Moi aussi je me plaignais de la langue de bois qu’utilisaient certaines personnes dans les médias. J’aimerais tant tout dévoiler d’un trait ; mais lorsqu’on a eu des responsabilités comme celles qui étaient les miennes, avec l’expérience que j’ai eue, on se doit de garder son sang-froid.
Est-ce une obligation ou un devoir de réserve ? Plutôt un devoir de réserve par rapport à certaines personnes formidables qui sont au sein du pouvoir. Je ne crains personne. J’ai surtout du respect pour des gens qui m’ont considéré à ma juste valeur et que je n’ai pas envie de décevoir pour tout l’or du monde. Il y a des gens extraordinaires qui ne veulent que du bien pour le pays et pour lesquels je garde une profonde admiration et autant de respect.
Pourriez-vous au moins nous en citer une seule personne de ces gens bien ?Je ne peux pas.
Vous ne pouvez pas plutôt ? Je ne peux pas citer leur nom parce que ces gens ne veulent pas être cités, c’est tout.
Les lecteurs ne vont rien comprendre à cette histoire. N’est-ce pas les mêmes personnes qui sont derrière votre départ, que vous êtes en train d’encenser aujourd’hui ? N’est-ce pas les mêmes qui manipulent tout le monde en vrai ?Il y a de la manipulation positive pour l’intérêt du pays, cela je l’accepte volontiers. Il faut que cela existe et je suis sûr que ça existe en Algérie.
Que pensez-vous de ceux qui disent que vous et Hamraoui aviez dépensé trop d’argent pour ramener des artistes du Moyen- Orient au lieu d’aider nos propres artistes qui les valent largement de surcroît ?Les gens doivent savoir que ces artistes venaient grâce à la contribution des sponsors. Le budget de la télévision seul ne permettait même pas à payer les salaires du personnel. Mais entre nous, c’est quoi 20 000 euros pour un pays comme l’Algérie. Surtout qu’il fallait tout faire pour redonner un visage fréquentable au pays après la décennie du terrorisme. Les gens ne savent pas que Hamraoui cherchait ailleurs l’argent pour payer les travailleurs de la télévision.
Mais l’argent généré par la publicité devait suffire à régler ces problèmes, non ?Et bien figurez-vous que non ! Le budget ne suffisait pas à tout régler, même avec les revenus générés par la publicité. Il fallait payer les droits de retransmission des matchs, les téléfilms, les films et tout. Entre payer les producteurs et les différents besoins, le budget s’amenuisait à chaque dépense. La masse salariale des travailleurs de la télévision était de l’ordre de 150 milliards par an et l’Etat ne donnait que 120 milliards par an. Sans parler des coûts des événements sportifs, comme les jeux Olympiques qui s’élevaient à 1,5 millions d’euros, la Coupe du monde à 1 ou 2 millions d’euros, aujourd’hui même à 14 millions d’euros, la CAN, tous les deux ans.
Comment reçoit-on l’échec des négociations pour les droits de retransmission pour la Coupe du monde ? Et comment affronter le public algérien ?Il n’y pas de sentiment d’échec, parce que les données ont complètement changé aujourd’hui. Le marché suit les fluctuations de l’offre et de la demande. Celui qui détient le contrat est en droit d’imposer le prix qu’il veut pour rentrer dans ses frais d’investissement, de même pour celui qui veut acheter les droits de retransmission ; il est également libre de refuser un prix jugé excessif. Nos relations nous ont permis d’acheter de grands matchs comme Algérie-Brésil ou Algérie-Argentine à 50 000 dollars.
C’était grâce à vos relations avec Art ?Oui, parce que les responsables d’Art espéraient toujours avoir Hafid Derradji comme commentateur dans leur chaîne. Ils voulaient avoir des contacts solides avec moi et ont dû céder ces matchs pour une somme dérisoire, il faut bien l’avouer. Il faut toujours garder de bons contacts avec les gens. C’est très important le jour des négociations.
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